Le camp du Grand Arénas - Marseille, 1944-1966, (Emile Temime et Nathalie Deguigné. Editions Autrement (Collection Monde, HS n°125), 02/2001)
Livre lu par Philippe Rygiel, Mai 2003
Les lieux de l'immigration sont souvent des lieux transitoires. Des hommes, des familles, ont traversé camps, baraques et abris provisoires avant que ceux-ci ne soient remodelés et réaffectés, et que ne s'effacent les traces de ces passages. Cela explique sans doute en partie que nous connaissions mal, jusqu'à ces dernières années, la géographie historique de l'immigration, d'autant que les historiens furent longtemps plus soucieux de suivre le parcours d'une population que d'étudier l'organisation et le fonctionnement des espaces dévolus au transit d'immigrants et d'étrangers de diverses provenances.
Plusieurs travaux récents comblent aujourd'hui cette lacune[1], et parmi eux l'ouvrage d'E. Temime et Nathalie Deguigné. Ceux-ci se sont proposés de retracer l'histoire d'un lieu, de son organisation de son fonctionnement, et non seulement de saisir en ce lieu une population, sans négliger pour autant les mémoires de ces habitants successifs. Cela conduit fort logiquement les auteurs à consacrer une première partie à l'histoire de l'implantation, du bâti et des affectations de ce camp. L'éloignement du centre urbain, la médiocrité originale de baraques à l'allure de tonneaux renversés, la clotûre de l'espace y manifestent la position marginale, au sens propre du terme, assignée aux populations passées par ce camp.
Celles-ci sont diverses, et le corps du texte évoque successivement différents moments de l'histoire du camp qui correspondent de fait aux transformations de la composition de sa population. Durant l'immédiat après guerre le camp abrite des travailleurs vietnamiens en attente de rapatriation, Marseille, port d'embarquement pour l'Indochine constituant pour eux un aimant. Le lent rétablissement des liaisons maritimes, la priorité donnée aux transports de troupes ont pour effet de prolonger leur séjour. Beaucoup trouvent place au grand Arènas, qui se transforme presque en une enclave vietnamienne autogérée par des cadres proches du PC indochinois. Le pouvoir de ceux-ci n'est cependant pas accepté par tous et l'année 47 est marquée par de violents affrontements, trotskistes, communistes et administration se disputant le contrôle du camp, jusqu'à ce que l'amenuisement progressif de la population vietnamienne ne fasse cesser le combat.
Le camp n'a cependant jamais été un camp vietnamien. On y trouve, dès l'immédiat après guerre, des Juifs d'Europe centrale et d'Allemagne, dont beaucoup sont décidés à gagner la terre promise, légalement ou non, ce que les autorités françaises choisissent souvent d'ignorer. Durant les années cinquante, ceux-ci ont laissé la place à des Juifs d'Afrique du nord, souvent venus du Maroc, dont les itinéraires sont complexes et changent au gré de la conjoncture quoique "pour la plus grande partie d'entre eux, le voyage passe par Marseille, et, pour un très grand nombre, par le grand Arènas" (page 71) qui jouera jusqu'au milieu des années soixante le rôle d'un sas entre l'Afrique du Nord et la Palestine. Les auteurs consacrent deux chapitres à l'organisation de l'enclave juive au sein du camp et à la vie des familles qui y séjournent, plus longtemps parfois qu'elles ne l'imaginaient. La présence des organisations juives, puis d'agences israéliennes au coeur même de l'enclave juive, qui dispose de ses propres services, apparaît comme l'élément le plus original de cette période.
De même d'ailleurs qu'apparaît original le fait que le camp du grand Arènas n'abrite pas durant cette période que des étrangers. A partir des années cinquante, une population de mal logés, de démunis, y fait son apparition, certains y squattent des baraques, d'autres y sont provisoirement logés par les pouvoirs publics dans des conditions d'hygiène et de promiscuité épouvantables. Le chapitre consacré à ceux-ci évoque surtout, à l'aide d'entretiens et de clichés d'époque, la sociabilité du lieu, ainsi que l'action des structures associatives et religieuses (Cimade et soeurs dominicaines en particulier), avant de retracer la fin du camp. En 1966 l'agence juive cesse d'utiliser celui-ci qui est détruit en 1973.
Un chapitre final renoue les fils du propos initial en confrontant les mémoires, plurielles et diverses du camp. Celle des voisins de celui-ci qui se souviennent d'un endroit défini comme un enfer - on y mange dit-on les petits enfants et on y viole les vierges -, celle des responsables de l'agence juive pour lesquels le camp demeure comme une étape d'un parcours religieux, celle des habitants eux-mêmes qui expriment fréquemment la nostalgie tant de leur jeunesse que d'une sociabilité affirmée solidaire et peu conflictuelle malgré les différences d'origine, tonalité que l'on retrouve d'ailleurs souvent au gré d'entretiens menés tant en France qu'ailleurs auprès d'anciens habitants de "ghettos" sociaux.
Bien menée, et clairement écrite, illustrée d'abondance comme tous les volumes de la collection, cette monographie apparaît donc pleine d'intérêt. Elle a le mérite d'évoquer deux populations migrantes pour lesquelles nous disposons de fort peu d'études, tout en offrant un éclairage précis sur le fonctionnement d'un lieu qu'il est possible de considérer typique de l'immigration contemporaine. Le lecteur pourra parfois regretter, mais ce n'était ni l'objet ni le projet des auteurs, que ne soient pas introduits quelques éléments de comparaison, tirés de travaux consacrés à des espaces du même type, ce qui aurait permis de mieux situer l'originalité de l'objet. Pour ne prendre qu'un exemple, l'intense vie politique du camp vietnamien n'est ainsi pas sans évoquer, en un contexte similaire, celle des soldats russes présents en France durant la première guerre mondiale et conduit à s'interroger sur l'incidence sur la politisation d'une population en exil des conditions de vie très particulières qui lui sont faites.[2]
Notes
[1]En particulier, PESCHANSKI Denis, La France des camps, l'internement, 1938-1946, Gallimard, 2002
[2] ADAM (Rémi), Histoire des soldats russes en France, les damnés de la guerre, l'Harmattan, 1996.
160 pages, Prix : 14,94 €