Le Panier, village corse à Marseille, (Marie Françoise Attard-Maraninchi, Editions Autrement (Collection Monde, HS n°125), 02/2001)

Livre lu par Philippe Rygiel, Novembre 1999.


    Marie Françoise Attard-Maraninchi, chercheur rattaché à l'université d'Aix-en-Provence, évoque en ce livre l'histoire de la population corse du quartier marseillais du Panier. Celui-ci, à cheval sur les collines proches du centre ville sert de quartier d'accueil pour les nouveaux arrivés dans la ville depuis fort longtemps et devient, à partir de la fin du dix-neuvième siècle, le lieu de résidence de nombreux Corses. L'auteur étudie successivement l'arrivée de cette population à Marseille, la façon dont, s'appropriant le quartier, elle tente d'y recréer un milieu de vie adapté à ses besoins et à ses habitudes, l'intégration de ses membres à la vie politique marseillaise, puis la dissolution de la communauté ainsi recrée.

    L'émigration des Corses vers Marseille apparaît à la lecture de l'ouvrage fortement structurée par les réseaux sociaux nés des appartenances insulaires. Une solidarité active unit les membres des réseaux familiaux villageois et claniques dont l'un des effets est le regroupement, voire l'entassement, des originaires d'un même village en quelques rues. Beaucoup de ce fait entament leur exil par un séjour dans une maison amie du Panier. Cette solidarité est d'autant plus forte que les liens avec le village d'origine sont maintenus longtemps, en partie parce que la proximité physique de la Corse et son appartenance au territoire national font que les retours réguliers sont très tôt possibles et permettent de renouer régulièrement les alliances anciennes. Cette solidarité s'institutionnalise durant l'entre-deux-guerres, qui voit une floraison d'associations corses dont la base est souvent la communauté villageoise. Leurs fonctions apparaissent similaires à celles des associations d'immigrés étrangers de la même période. Organismes d'entraide, elles permettent aussi la recréation d'une micro société villageoise qui se retrouve lors des bals des soirées, des fêtes, rencontres qui tout à la fois facilitent les mariages endogames et manifestent la pérennité du groupe et par là du village, auquel l'association apporte souvent son aide, en finançant en partie son équipement par exemple.

    Ce n'est pas, selon l'auteur, la seule manifestation du poids de l'origine. Elle tente dans la seconde partie de son travail d'analyser le quartier comme un espace dont l'usage est réglé par ses habitants, qui y recréent un milieu de vie dont le fonctionnement doit beaucoup à celui du village corse. La rue, nous dit-elle, apparaît comme un prolongement de l'espace privé, à ceci prés que ce lieu de jeux, de rencontres, de transactions commerciales, est placé sous le regard et la surveillance de tous et plus particulièrement des femmes à qui incombe son entretien. De plus, des conventions collectives tacites fixent les règles de son usage et déterminent qui peut légitimement et dans quelles conditions en utiliser les équipements (lavoirs par exemple) ou le transformer en espace festif. Ces règles et ces pratiques doivent beaucoup à celles en vigueur au village, la fête par exemple n'est jamais privée ou familiale, elle déborde sur la rue, la place et tous y participent et la préparent. De même reproduit-on dans le quartier l'usage de la veillée, du repas collectif pris en commun qui se prolonge tard dans la nuit.

    Malgré cela le quartier ne saurait être un village corse. D'abord parce que les structures sociales et économiques de la ville imposent des modifications des pratiques villageoises. Certes on consomme au Panier des aliments venus de Corse, mais il faut pour obtenir ceux-ci passer par l'intermédiaire de commerçants qui les importent et donc rompre avec les habitudes d'autoconsommation anciennes. De plus, la présence de la ville permet peu à peu aux plus jeunes la découverte de nouveaux loisirs et de nouvelles sociabilités. On "sort" du quartier pour aller danser, aller au cinéma. Enfin, même si les nouveaux arrivants trouvent souvent un premier emploi dans le quartier, qui leur permet de chercher une autre place mieux payée, le quartier, espace de vie, n'est pour la plupart pas un espace de travail.

    Beaucoup d'hommes travaillent en mer. Leur embarquement est facilité par ancienneté des Corses dans les métiers de la mer et le jeu des recommandations, au point que le bateau apparaît parfois comme un prolongement du quartier, un lieu où l'on est entre soi et où l'on peut parler corse. L'emploi public est l'autre secteur d'emploi important. Le jeu des recommandations permet aux Corses d'être particulièrement nombreux parmi les douaniers, les policiers municipaux ou les pompiers. On trouve enfin quelques notables, qui souvent ne vivent pas ou plus au Panier, mais qui conservent des liens avec la population corse et auxquels on s'adresse en cas de besoin ou afin d'obtenir un emploi, souvent avec succès. Selon l'auteur, l'efficacité sociale des liens nés de l'origine provient de ce qu'ils sont intériorisés au point que, tant pour l'obligé que pour celui qui offre son aide, ils sont vécus comme un devoir.

    D'après l'auteur ces liens sont aussi d'une remarquable efficacité en matière politique. Elle nous rappelle ou nous apprend que la vie politique en Corse, au niveau du village, est structurée par un système d'affrontement qui oppose des clans dirigés par une famille dont le but politique est l'obtention du pouvoir afin de servir les siens, ce qui, au vingtième siècle, veut souvent dire devenir l'intermédiaire entre l'État et la population, à qui l'on peut apporter des avantages immédiats. Ce système est selon l'auteur transposé à Marseille, transposition d'autant plus facile qu'une bonne partie de la population corse est regroupée en quelques quartiers, ce qui permet l'élection dès la fin du dix-neuvième de conseillers généraux corses. La campagne électorale elle-même emprunte à la tradition politique corse formes et rituels. La visite du candidat au domicile de l'électeur, la parade des sympathisants dans le quartier, qui se doit d'être la plus massive possible, l'aide gracieuse fournie par les partisans à la campagne du chef politique sont autant d'habitudes corses que l'on retrouve dans le Marseille de l'entre-deux-guerres et qui structurent un système d'échange et de contre don, qui fera, ainsi que ses liens avec le milieu local, la fortune politique d'un Sabiani durant l'entre-deux-guerres. La seconde guerre mondiale met fin, nous dit l'auteur, à cette première phase de l'histoire du Panier. Elle provoque la dispersion de la population du Panier, la disparition physique d'une partie de celui-ci, du fait du "nettoyage" du vieux port par les autorités allemandes dont l'auteur décrit avec précision les phases et les conséquences. De plus, la guerre civile qu'est la période de l'occupation provoque de violentes ruptures au sein de la population corse, dont une partie suivra Sabiani dans la collaboration, alors que d'autres choisiront la résistance.

    De ce fait l'histoire de l'après guerre, évoquée rapidement, semble celle d'un effacement progressif du quartier corse qui se vide peu à peu de sa population. La période de croissance provoque en effet de nouveaux départs, du fait du déclin des activités maritimes et portuaires et de la mobilité sociale ascendante de certaines lignées qui entraîne une sortie du quartier, même si l'on y revient à l'occasion pour y acheter des produits corses ou y visiter des parents et amis. De plus les formes de sociabilité traditionnelle se transforment où disparaissent peu à peu , les associations campanilistes ne parviennent pas à se reconstituer durablement, leur succèdent des associations pan-corses, dont le rôle parait plus directement et plus exclusivement culturel ou politique, sous l'impulsion d'une seconde génération dont l'attachement au village d'origine est moins prononcé que celui de leurs aînés. On pourrait résumer cette évolution en disant que le Panier, village corse durant l'entre-deux-guerres devient après 45 un lieu focal pour les Corses de Marseille avant que d'être lieu de mémoire, ce qu'il semble être depuis la fin des années soixante dix.

L'ouvrage, illustré, clairement écrit et s'appuyant sur un riche matériau où l'enquête orale tient une large place, présente de l'intérêt à plus d'un titre. D'une part il comble un vide dans l'historiographie, puisque nous connaissons fort mal les émigrations provinciales du vingtième siècle.

    De plus, le traitement d'une immigration interne à partir des méthodes et des questionnement habituellement réservés à l'histoire des migrants étrangers se révèle extrêmement stimulant et suggestif. On mesure alors tout ce que les identités et les sociabilités immigrées doivent au fait qu'elles amenèrent souvent au coeur de nos villes des migrants ruraux dont les premières appartenances sont micro-locales, la vivacité du sentiment campaniliste chez les Corses de Marseille n'est ainsi pas sans évoquer la vivacité des petites appartenances auxquelles se référent les migrants lucquois étudiés par Caroline Douki (1). De même la recréation au coeur d'une ville d'une micro société qui emprunte certains de ses modes de sociabilité et de solidarité au monde villageois n'est pas sans faire penser aux "Urban villagers" d'Herbert Gans (2). De façon générale d'ailleurs le quartier du Panier de l'entre-deux-guerres ressemble beaucoup aux quartiers dominés par une immigration européenne outre-Atlantique durant la même période. Concentration géographique, puissance des réseaux sociaux communautaire, contrôle de la vie politique locale par une élite issue de l'immigration, maintien des traditions villageoises par la première génération, survie du groupe sous forme de machine politique et de réseaux coalescents une fois l'acculturation achevée, ce sont là des traits qui ne surprendraient guère si l'on étudiait ici une petite Pologne ou une petite Italie transatlantique (3). Le constat met au jour que tant l'histoire que la morphologie des migrations transatlantiques et des migrations européennes vers la France diffèrent, ce qui put favoriser des évolutions divergentes. Il y a ainsi, au principe de l'évolution de la population corse de Marseille, la permanence sur la longue durée du courant migratoire, une implantation dans la grande ville et non dans la cité usine ou dans les campagnes, la possibilité d'une traduction politique précoce de leur présence, tous éléments que l'on retrouverait dans l'histoire de certains courants migratoires transatlantiques, mais qui sont souvent absents lorsque l'on examine l'histoire des groupes immigrés en France durant le premier vingtième siècle. Nous sommes de ce fait amenés à soupçonner que l'histoire et la morphologie des immigrations jouent un rôle dans leur devenir que l'on sous-estime parfois.

    On regrettera cependant, quoique la lecture de ce court ouvrage soit pleine d'intérêt, un usage quasi exclusif des sources orales, tout en sachant que la collection dans laquelle l'ouvrage s'insère y pousse ainsi qu'une tendance, l'usage intensif de l'entretien en est peut-être au principe, à idéaliser la communauté corse de l'entre-deux-guerres. Les témoignages cités insistent sur la cohésion et la solidarité du groupe, mais évoquent peu ou pas les clivages, les rivalités, les conflits qui purent affecter celui-ci. La guerre est ainsi selon l'auteur le moment d'une dislocation brutale de la communauté corse sous l'action de forces extérieures, qu'elle évoque longuement, alors qu'elle ne fait que mentionner incidemment le partage de celle-ci entre résistants et collaborateurs. De même, avons nous l'impression, refermant l'ouvrage que tous les Corses de Marseille restèrent d'une façon ou d'une autre attachés au quartier du Panier et participèrent à la vie de la communauté corse, question qui mériterait un examen plus approfondi, même s'il est effectivement douteux que des entretiens avec les membres les plus actifs ou les plus nostalgiques de la communauté d'avant-guerre nous renseignent sur ce point. Le lecteur souhaiterait aussi en savoir plus sur les liens entre les Corses du Panier, et la, nombreuse population italienne du quartier dont la présence est mentionnée plus qu'examinée. Il serait enfin souhaitable que les Historiens prennent l'habitude lorsque les entretiens qu'ils recueillent constituent un élément essentiel de leur dispositif d'enquête de préciser comment furent choisis et rencontrés leurs interlocuteurs, en un mot qu'ils décrivent et présentent leurs sources.

Notes

[1] DOUKI (Caroline), "Lucquois au travail ou émigrés italiens? Les identités à l'épreuve de la mobilité transnationale, 1850-1914", Le mouvement social , 188, juillet 1999.

[2] GANS (Herbert J.), The urban villagers,upadated and expanded edition , New-York, the free press, 1982, première édition1962.

[3] WHYTE (William Foote), Street corner society, la structure sociale d'un quartier italo-américain , Paris, Éditions la Découverte, 1996, première édition 1943.


160 pages, Prix : 14,94 €