Mémoire

Le Regard de l’Occupant

Lu dans le Patriote Résistant du mois d'octobre 1999 :

Des photos de propagande prises par l'armée allemande à Marseille entre 1942 et 1944 ont été rassemblées dans un ouvrage bilingue franco-allemand.


Le regard de l'occupant

Une centaine de photographies, en grande partie inédites, sur l'occupation de Marseille, l'évacuation des habitants du Vieux-Port et la destruction du quartier, et sur la rafle des Juifs de la ville, sont publiées en édition bilingue par un éditeur allemand. Après de brèves préfaces du Président des Archives fédérales allemandes, le Pr. Friedrich Kahlenberg, et de Serge Klarsfeld, l'historien d'Oldenburg Pr. Ahlrich Meyer, auteur de ce travail, explique l'intérêt de cet ouvrage. Bien entendu, ces photos témoignent d'événements précis, à un moment défini de l'histoire. Mais elles sont l'œuvre de membres des Compagnies de propagande de la Wehrmacht. Ces images ne sont pas neutres, et leurs auteurs sont des militants nazis, qui poursuivent un but idéologique.

On connaît l'habileté des services nazis en matière de propagande. On sait moins que la Wehrmacht,  dès 1938, créait des Propagandakompanien, des Compagnies de Propagande, comportant photographes, journalistes, cinéastes et reporters pour la radio. Déjà en 1939, ces compagnies étaient plus d'une douzaine, et dépassaient la quarantaine en 1943. Au total, à ce moment, elles comptaient 15 000 membres. En tout, on estime le nombre de photos prises par ces militaires très spéciaux à 3 millions et demi. Les négatifs ont en grande partie été conservés (mais près de la moitié ont disparu durant la guerre). Entre autres les Archives fédérales de Coblence en possèdent un très grand nombre. C'est en partie de ce fonds que proviennent les photos concernant Marseille, retrouvées pour certaines dès 1973 par l'historien de la photo Gérard Guicheteau.

Comme le souligne le Pr. Meyer, ces photos doivent être regardées avec un sens critique aiguisé. Le but de l'envoi de 13 photographes spécialisés à Marseille au moment de l'occupation de la zone sud à partir du 11 novembre 1942 est assez simple : il s'agit d'illustrer pour le public allemand l'hégémonie nazie en Europe, de souligner la puissance de la Wehrmacht et, incidemment, de montrer combien les peuples soumis sont inférieurs et peu dignes d'intérêt. Le choix des angles de prise de vue, des sujets, des personnages, rien n'est laissé au hasard. Un béret de travers, un teint basané, un groupe de soldats de " l'armée d'armistice " d'allure pas très militaire, il faut peu de chose pour souligner la " supériorité " de la race des seigneurs. Dans un chapitre intitulé dans le texte allemand " Tourisme d'occupation ", on croit participer à la vie agréable des soldats d'Hitler. Mais le récit change vite.

En décembre 1942, Hitler avait donné l'ordre à Himmler de faire détruire le quartier du Vieux-Port, ordre transmis au Chef des SS et de la Police en France, Oberg. Fin décembre, celui-ci est obligé de reconnaître que le commandant SS Colonel Griese et lui n'ont encore rien entrepris. Des attentats anti-allemands ont lieu début janvier 1943. Himmler envoie Oberg à Marseille. Il veut aussitôt des mesures draconiennes, et ceci en faisant agir en premier lieu la police française et la Garde Mobile. Ce Saustall, cette porcherie est une porcherie française, où il n'y a aucune raison de mettre en danger des Allemands. Le Secrétaire général à la police de Vichy, Bousquet, vient également. Le Préfet régional, Lemoine, suggère d'arrêter entre autres tous les Juifs.

À partir du 22 janvier 1943, des razzias ont lieu, avec environ 6 000 arrestations, 1 642 personnes seront déportées, dont 782 Juifs, français et étrangers, hommes, femmes et enfants de plus de 10 ans. Ils seront exterminés peu après à Sobibor. Les autres déportés iront à Sachsenhausen. Cette rafle suivie de déportation des Juifs de Marseille, la plus grande rafle de l'année 1943 en France, est un exemple flagrant de la logique de " collaboration d'État " de Vichy, sans laquelle elle n'aurait pu avoir lieu. Il était interdit de photographier à Marseille entre le 22 et le 24 janvier 1943. Seuls les " officiels " de la Wehrmacht étaient libres de leur caméra. Leurs clichés sont les seuls témoignages. Même biaisés, ils sont bouleversants, écoeurants par la présence massive de policiers français. De plus, aujourd'hui, nous connaissons la suite.

Restait le problème du quartier du Vieux-Port, repaire de brigands, refuge de proscrits et d'antinazis, " masse de criminels, sous-hommes et saboteurs ", manifestement présenté à Himmler comme infiniment plus dangereux qu'il n'était, " victime de la littérature ", comme le laissait entendre un journaliste d'une Propagandakompanie, Walther Kiaulehn, dans la revue Signal. Le quartier fut verrouillé par la SS, 20 000 habitants expulsés, regroupés quelque temps à Fréjus, ayant à peine eu le temps de rassembler quelques biens personnels. Ici encore, des photos saisissantes décrivent les opérations, contrôlées par 8 000 policiers français en tenue, et 2 000 agents de la sûreté, eux-mêmes entourés à quelque distance par la SS. Dans les ordres qui ont conduit à la destruction du Vieux-Port, on peut retrouver, côté allemand, le parallèle de la destruction d'un quartier mal famé de Hambourg, le Gängeviertel, en 1933-34. S'y ajoutaient sûrement d'autres facteurs : persécution des Juifs, sécurité de la Wehrmacht, assainissement urbain, spéculation immobilière, etc. Quoi qu'il en soit, le témoignage présenté ici est exceptionnel.

Jean-Luc BELLANGER


Ahlrich Meyer, Marseille 1942-1944, le regard de l'occupant, photographies de propagande de la Wehrmacht, édition bilingue. Éditions Temmen, Bremen, 1999.